A l’occasion d’une soirée spéciale sur le handicap, TF1 diffusait la semaine passée sa dernière fiction Handigang. Adapté d’un roman du même nom de Cara Zina paru en 2017, ce téléfilm s’intéresse au personnage de Sam, un ado de 17 ans en fauteuil. Encouragé par Vincent, nouveau venu dans sa classe et touché par la mucoviscidose, il décide, avec d’autres camarades handicapés, d’organiser des actions collectives de plus en plus spectaculaires au lycée pour dénoncer le manque d’accessibilité et de considération.
Théo Curin, nageur handisport médaillé, tient le rôle principal. Mathieu Hannedouche, tiktokeur star malentendant et Angèle Rohé, comédienne autiste, complètent notamment le casting de cette co-production de TF1 et 3e Œil Productions.
Le tournant « CODA »
Il souffle comme un vent d’inclusion dans les fictions depuis quelques années. Je ne parle pas de la représentation du handicap à l’écran (0,6 % en moyenne en France en 2020, 1 % dans la fiction), mais bien de la présence de comédiens handicapés pour incarner les rôles qui les concernent. Après des années de vaches maigres, où l’on a notamment pu voir François Cluzet en tétraplégique dans le cultissime Intouchables (2011), Alexandra Lamy en paraplégique dans Tout le monde debout (2018), quand ce n’était pas des aberrations comme Un homme à la hauteur (2016), où Jean Dujardin incarne un homme de petite taille à grand renfort de trucages… il semblerait qu’on commence tout doucement à prendre conscience du décalage.
Une tendance qui se confirme outre-Atlantique avec le récent triomphe du film CODA aux Oscars, récompensé dans toutes les catégories dans lesquelles il était éligible. Et pas des moindres : meilleur film, meilleur scénario adapté, et surtout, meilleur acteur masculin dans un second rôle pour Troy Kotsur. 35 ans après Marlee Matlin, première femme sourde oscarisée pour son rôle dans Les Enfants du Silence, Kotsur est ainsi devenu le premier homme sourd à accéder à cette distinction.
Remake américain de La Famille Bélier qui avait déjà créé l’événement à sa sortie en 2014, CODA ne change pas de recette. S’il reste un exemple criant de « hearing gaze* », avec tous les clichés sur la surdité qui vont avec, le film s’est du moins distingué par son message en faveur de l’emploi des acteurs en situation de handicap. Tous les personnages sourds du film sont interprétés par des personnes sourdes qui pratiquent la langue des signes au quotidien. Une condition sine qua non pour Marlee Matlin, qui campe l’un des rôles principaux, et qui avait menacé de quitter le navire si la production refusait d’embaucher des comédiens sourds.
Alors que le handicap est un thème qui a le vent en poupe aux Oscars (Rain Man, Le Discours d’un roi, Ray, Forrest Gump, Une Merveilleuse histoire de temps…), seuls trois acteurs en situation de handicap ont remporté la précieuse statuette : Harold Russell en 1947, Marlee Matlin en 1987 et Troy Kotsur cette année. D’après une étude menée par la Ruderman Family Foundation aux Etats-Unis, environ 80 % des rôles de personnages avec un handicap étaient interprétés par des personnes valides à la télévision en 2018. On appelle cette pratique le « cripping up », équivalent validiste du fameux « blackface » (pratique qui consiste à foncer artificiellement sa peau pour se grimer en une personne racisée).
Des préjugés persistants dans le métier
Pourtant, comparé au blackface, le cripping up choque encore peu. Les arguments fleurissent même pour justifier le recours à des acteurs valides pour camper des personnages handicapés. À commencer par la problématique de l’accessibilité ; le milieu n’est simplement pas pensé pour les acteurs avec un handicap dont on craint qu’ils ne ralentissent la production. Et cela va des loges (les fameuses caravanes pour le maquillage et la coiffure) inaccessibles en fauteuil, aux marches du plus célèbre palais des Festivals, comme le relatait Charlotte dans son édito en avril, en passant par la direction de comédiens sourds ou aveugles sur un plateau. Pourtant rien d’insurmontable là-dedans, avec un peu de bonne foi et d’organisation.
Vient ensuite la question du financement des films, bien épineuse, qui oblige souvent à placer des acteurs « bankables » pour traiter le sujet du handicap. C’est précisément ce qui s’était produit en 2014 avec La Famille Bélier. Au grand dam de la communauté sourde, deux acteurs entendants, Karin Viard et François Damiens, acteurs populaires en France, avaient été choisis pour interpréter les parents sourds de l’héroïne. Aucun des deux ne pratiquait la langue des signes avant leur arrivée sur le projet.
Le raisonnement est le suivant : le handicap étant considéré comme un thème « segmentant », c’est-à-dire qui ne concerne qu’une minorité de personnes, il faudrait donc intégrer des acteurs populaires pour attirer les spectateurs. Que dire alors de la consécration de Troy Kotsur, largement inconnu du grand public avant CODA et qui s’était jusqu’alors principalement illustré dans des productions de la compagnie Deaf West ? Pour sa promotion, le film avait surtout pu s’appuyer sur le bouche-à-oreille généré à l’issue d’une bataille acharnée entre les plateformes de streaming pour en acquérir les droits. Du jamais vu.
On prétend aussi qu’il serait difficile de trouver des acteurs concernés correspondant aux rôles, que le vivier de talents serait trop réduit. Marvel y est pourtant parvenu avec le personnage de Maya Lopez, alias Echo, dans sa récente série Hawkeye. Alaqua Cox, qui prête ses traits à Echo, partage la surdité de son personnage tout comme son héritage amérindien. Elle n’avait jamais joué auparavant.
Ce n’est pas tant qu’il est difficile de trouver ces acteurs, mais plutôt que l’on se retrouve dans un cercle infernal : on recherche des acteurs handicapés « stars » pour rendre le projet financièrement intéressant, mais on ne les trouve pas, car on ne laisse justement pas aux personnes handicapées les opportunités pour devenir des stars. Ce n’est guère surprenant, tant les agences spécialisées dans la représentation de comédiens handicapés sont rares. Le handicap reste malheureusement encore trop considéré comme un gage d’amateurisme.
Faire du handicap un trait comme un autre
Le dernier argument est le plus souvent avancé, et le plus tenace : ce serait le propre d’un acteur de jouer ce qu’il n’est pas, de se fondre dans un personnage différent de lui. Soit. Pour autant, il convient de se demander si l’inverse est vrai. On me répondra volontiers : oui mais un acteur en fauteuil roulant ne pourra pas interpréter un coureur de sprint !
C’est qu’il faut prendre la question dans ce sens : combien de personnes handicapées ont l’opportunité d’incarner des personnages dont l’intrigue n’est pas liée à leur handicap ? Des personnages, principaux comme secondaires, qui ne seraient handicapés pour aucune autre raison que le fait que c’est un trait comme un autre ?
Un peu comme le personnage d’Echo dans Hawkeye. Outre sa surdité, l’actrice Alaqua Cox, dont je parlais ci-dessus, est aussi amputée d’une jambe et porte une prothèse. Une particularité que ne possédait pas Echo dans les comics, mais qui a été introduite à la volée dans la série. C’est un détail qui nourrit son personnage. Et après tout, qui s’étonnerait de voir un super-héros portant les cicatrices de ses exploits ?
Les visions lors des castings sont encore trop étriquées. Un personnage générique, protagoniste ou quelconque, est par défaut un homme ou une femme blanc·he, cisgenre, de corpulence moyenne et bien sûr valide. Impossible de considérer des profils « hors-normes » comme autre chose que des leçons de vie, comme si leur présence devait obligatoirement raconter une histoire. Ils ne sont considérés que comme les faire-valoir de leur entourage.
Ce faisant, on échoue à envisager le handicap comme une vraie compétence, transférable dans d’autres champs. Si la performance de Troy Kotsur dans CODA était si remarquable, c’est bien parce que sa maîtrise de la langue des signes américaine lui permettait d’improviser avec brio ses scènes comiques. Il était si drôle que Marlee Matlin peinait à garder son sang-froid en lui donnant la réplique. François Damiens, qui incarnait le même rôle dans la version française, se voyait bloqué entre le script et la nécessité de faire valider ses ajustements par le formateur LSF présent sur le tournage. Qui était le plus compétent ? Qui racontait la meilleure histoire ? Et surtout : qui a été récompensé ?
La question finalement, ce n’est pas de réserver ou non les rôles de personnes handicapées à des personnes concernées ; mais plutôt de créer suffisamment d’opportunités pour que les acteurs handicapés puissent également exercer leur métier.
Manon, chargée de mécénat et partenariats chez Séquences Clés Productions
Pour aller plus loin :
Le «cripping up», ou le malaise des handicapés joués par des valides à l'écran par Vincent Besson (Slate)
The Actors With Disabilities Redefining Representation par Mark Harris (New York Times)
"Oscar de la diversité" : retour sur la représentation du handicap au cinéma et dans la pop culture par Frédérick Sigrist (France Inter)
*c’est-à-dire une histoire sur la surdité racontée pour le bénéfice de personnes entendantes et qui ne représente finalement pas la communauté concernée. Dans La Famille Bélier et CODA, cela se manifeste par exemple par le faux conflit créé autour de la musique, considérée à tort comme incompréhensible pour une personne sourde.
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